La discrète Lucie Marie Emilie Aguado

Il est des individus qui semblent traverser la vie sans laisser de traces. Hormis les actes de naissance, de mariage et de décès, les recherches ne donnent rien, ou si peu…. La tentation est grande de refermer le livre et de se contenter de peu.

Rien quant au caractère de l’individu, rien de significatif quant à sa vie. Evanescence, dilution, invisibilité, un ancêtre fantôme…

Dans l’arbre, sa place est pourtant là. Un père, une mère, des frères et sœurs et trois dates ; une naissance, un mariage éventuellement des enfants, et le décès. Alors on reprend les actes à l’affut du moindre élément susceptible de nous en apprendre un peu plus. On reprend les recherches.

Je ne sais pas pour vous, mais pour moi, ce peu d’éléments me frustre. J’ai l’impression de ne pas donner à chacun la place qu’il mérite. Réduire une vie à trois actes, cela ne se peut. Alors comment le raconter cet ancêtre, comment l’approcher ? Que dire ? Une page de blog qui restera vierge ?

A l’heure où je rédige ce billet, Lucie Marie Emilie AGUADO, la discrète épouse du peintre Charles Henri TENRE (ICI), semble muette. N’a-t-elle vécu qu’à l’ombre de son mari ?

Comme à chaque Rendez-vous Ancestral, j’ai procédé à mes incantations habituelles pour qu’elle vienne à ma rencontre mais je la sens réticente. Veut-elle me signifier que sa vie ne vaut pas la peine d’être racontée ? Est-ce une façon de me dire qu’il faut que j’aille plus loin dans mes investigations ?

Tant pis, je ne l’attends pas, et je commence la rédaction de mon billet, elle saura bien me faire signe et ne me laissera pas écrire des inepties. Et je commence par le début.

Fille d’Arthur Olympio Georges AGUADO et d’Hélène Elisabeth Henriette JACOB, Lucie Marie Emilie voit le jour le 19 juillet 1869 au 22, rue de l’Arcade à Paris, 8ème arrondissement (1). Cette rue se situe dans le triangle St Augustin, Havre Caumartin, Madeleine. Née en été, elle sera certainement le rayon de soleil de ses parents, car Lucie Marie Emilie est fille unique. Aucun frère et sœur pour partager ses jeux et pas non plus de joyeuse bande de cousins et de cousines du côté de son père ; un seul cousin de deux ans son aîné. Marie Lucie Emilie est très certainement choyée par ses parents, d’ailleurs sa mère, qui veille à ce qu’elle rencontre d’autres enfants, organise en sa demeure des matinées de danse, comme il est relaté dans le Figaro du 15 mars 1874.

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Gallica – Figaro du 15 mars 1874

 

Le 15 mai de cette année-là, une loi interdit le travail des enfants âgés de moins de 13 ans et règlemente le travail des femmes en France. Le 19 mai, une loi créant l’inspection du travail interdit travail des enfants de moins de 12 ans avec une limite de 6 heures par jour. Nous sommes sous la IIIème République et depuis 1873 MAC MAHON en est le président (2).

Je n’en sais pas plus sur l’enfance de Lucie Marie Emilie. Enfance solitaire probablement, ponctuée par quelques moments privilégiés avec sa grand-mère Emilie Claire MAC DONELL, qui ne décèdera qu’en 1905, elle est sa seule petite-fille.

Et je vois Lucie sourire… elle ne m’en dira pas plus mais je dois être sur la bonne voie ! Elle s’approche timidement !

En 1894, peu après le décès de son père, Lucie Marie Emilie épouse le 16 juillet 1894 Charles Henri TENRE (3). Un mariage, trois jours avant son anniversaire, elle est née un 19 juillet ! Elle a vingt-cinq ans, Charles Henri à 40 ans. 15 ans séparent les deux époux. Mariage d’amour, mariage de raison, mariage d’intérêts ?

On sait que lors de son mariage, Henri n’apporte qu’environ 80 000 francs, Lucie Marie Emilie, outre son trousseau, apporte à son époux près d’un million de francs (4).

Et Lucie de sourire encore….  Je sais Lucie, je sais  que je suis encore loin de tout savoir, alors je cherche….

Nous savons que les deux familles sont voisines, elles demeurent respectivement au n° 36 et au n° 40 de la rue de Villejust (3). Il est probable que les deux familles se côtoient depuis longtemps et même sans être des intimes, lors de relations de voisinage, bien souvent les évènements importants sont partagés sinon connus.

Lucie sourit toujours, mais ses yeux se font inquiets…. Vais-je découvrir ce qu’elle ne veut pas me révéler ? Il est vrai que parfois j’ai l’impression de fouiller au-delà de ce qu’il est permis, d’exhumer des secrets inavouables, des faits qui ne sont toujours à l’honneur de nos ancêtres…

Le visage de Lucie se ferme, mais elle n’intervient pas. Va au bout de ta recherche, semble-t-elle me dire.

La différence d’âge entre Lucie et son époux m’interpelle, accompagné du sentiment qu’un élément me manque pour comprendre ce mariage.

En 1892, la presse, le Figaro, le Gaulois, a grand renfort « d’hyménée, d’hyménée » informe du mariage de Lucie Marie Emilie avec Gustave de la CROIX de RAVIGNAN, lieutenant au 25° régiment de dragons en garnison à Tours. Né en 1868, ce dernier entre à Saint-Cyr et en sort le premier de sa promotion.  Les fiancailles sont annoncées en février 1892 et  le mariage en mars 1892. Les choses sont bien avancées ; le mariage doit être célébré à la fin du mois d’avril !

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Gallica – Gil Blas 15/02/1892
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Gallica – Le Figaro 10/03/1892

Aucun démenti dans la presse, mais Gustave de la CROIX de RAVIGNAN n’épousera pas Lucie Marie Emilie. En 1895 à Tours, il épousera Pauline MAME, fille de Paul Armand MAME éditeur et imprimeur à Tours (5), un an an après le Mariage de Lucie Marie Emilie et de Charles Henri TENRE.

Le mariage est annulé ! Pourquoi ? Aucune réponse à cette question. De quel côté vient la rupture de cet engagement ? Nous n’en saurons probablement jamais rien. Mais j’imagine que Lucie Marie Emilie reste marquée par cet événement. Quel que soit celui qui a pris la décision de rompre, la situation a très certainement été difficile et compliquée.

S’est-elle mariée en 1894 avec Charles Henri TENRE par dépit, je ne le pense pas non plus. Deux ans se sont écoulés entre les deux événements, le temps a certainement adouci sa peine et Lucie Marie Emilie a sans doute été sensible à la bienveillance de Charles Henri, touchée par sa délicatesse et sa sérénité qui transparaissent dans sa peinture. Comme nous le savons, le couple n’aura pas d’enfant, mais ils adopteront une nièce, Marie Madeleine de LAGOTELLERIE en 1924 (6).

Lucie Marie Emilie, me regarde et acquiesce d’un petit signe de tête…. Il n’est pas besoin d’en dire plus.

Et les années se suivent. En 1904, Lucie Marie Emilie perd sa mère (7), en 1905 décède sa grand-mère Emilie Claire MAC DONELL (8). La famille Aguado se décime.

Puis viennent les jours de guerre, Lucie Marie Emilie devient infirmière bénévole. Elle met son temps et sa fortune au service de l’hôpital bénévole 10 bis à Puteaux qui deviendra l’hôpital auxiliaire n° 29, établissement dont elle sera fondatrice et directrice. Par décision du 2 février 1917, le ministre de la guerre lui décernera la médaille d’argent des épidémies. En 1920, lui sera attribué la médaille de bronze de la reconnaissance française.

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Gallica – Journal officiel – 9/02/1917
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Gallica – L’Oeuvre hospitalière de la Sté française de secours aux bléssés militaires 1914 1917
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Gallica – L’Oeuvre hospitalière de la Sté française de secours aux bléssés militaires 1914 1917
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Gallica – Journal officiel du 03/06/1920
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Gallica – Le Gaulois – février 1917

Lucie Marie Emilie, me fait un geste de la main. C’est si peu, me dit-elle, alors que tant d’autres ont fait plus et que dire de ceux qui ont perdu la vie, que dire des familles qui ont perdu un ou plusieurs êtres chers dans ce conflit.

Le 29 janvier 1926 (9), décède son époux. Lucie Marie Emilie le rejoindra à la fin de l’année, le 10 décembre 1926 (10). J’écris ce billet en ce jour de Saint Valentin, est-ce le dernier clin d’œil de Lucie Marie Emilie qui aussi furivement qu’elle était venue disparaît….

Discrète et généreuse Lucie Marie Emilie, à l’ombre de son époux… Je craignais de n’avoir rien à dire, de ne rien percevoir, mais il y a toujours matière. Et quand quelqu’un chuchote les mots à vos côtés, il y a certainement des petits bouts de vérité….

 

Sources :

(1) Acte de naissance – 1869 – Paris 8° – V4E 939

(2) Wikipédia – 1874

(3) Acte de mariage – 1894 – Paris 16° – V4E 1003

(4)  La librairie et le crédit – Réseaux et métiers du livre à Paris (1830-1870) – Volume III – VIERA REBOLLEDO-DHUIN – Thèse 2011

(5) Acte de mariage – Tours – 1895 – 6NUM8/261/325

(6) Mention marginale acte de naissance Marie Madeleine de Lagotellerie – Le Mesnil Saint Denis, copie acte certifié conforme.

(7) Acte de décès – Paris 16° – 1904

(8) Acte de décès – Paris 8° – Copie certifiée conforme

(9) Paris 16° – Décès 1926 – 16D 132

(10) Paris 16° – Décès 1926 – 16D 133

 


13 réflexions sur “La discrète Lucie Marie Emilie Aguado

  1. Une véritable héroïne de roman ! Elle me fait penser à Scarlet : un mariage brisé, une fuite dans le dévouement… Et un texte admirablement bien écrit ! Beaucoup de finesse et de profondeur… Bravo !

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  2. Discrète, secrète Lucie mais pas tant que ça, fil de vie retrouvé, une personne généreuse et dévouée. Toujours beaucoup de plaisir à découvrir un nouveau portrait.

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  3. On se laisse emporter par l’histoire de Lucie, dans l’attente d’un petit signe de sa tête ou d’un sourire, dans ce billet si particulièrement bien écrit !
    Finalement, elle aura eu une vie bien remplie et je crois qu’elle était une belle personne.

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  4. Félicitations pour ce rdv ! Quelle bien jolie façon d’évoquer cette ancêtre. J’aime beaucoup votre style. Discrète peut-être mais Lucie avec le cœur sur la main ! Bravo pour cet hommage.

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